Claire :
Un troisième enfant maintenant ? Je ne me voyais vraiment pas, à 39 ans, en train de donner le biberon ou me relever la nuit pour calmer les pleurs d’un bébé.
Ca peut paraître égoïste, mais je voyais les choses comme ça. Je me rappellerai, toujours le visage fermé de ma gynéco devant l’écran où elle voyait mon bébé. “Toujours décidée pour l’IVG ?” m’a-t elle demandé. J’ai fait oui de la tête. “ C’est sans doute mieux comme ça, a-t-elle dit, cet enfant ne se développe pas normalement.”
Elle a voulu m’expliquer sur l’écran ce qu’elle voyait d’anormal. Je l’écoutais à peine. Cet enfant, j’avais soudain envie de le garder. Peut-être parce qu’il avait un problème, parce que je me sentais responsable de lui, ou tout simplement parce que je me rendais compte qu’il avait déjà une existence…
En rentrant à la maison, je n’arrêtais pas de me répéter : “Claire, tu ne peux pas faire ça, cet enfant a besoin de toi.” Quand j’en ai parlé à mon mari, il m’a regardée avec des yeux ronds.
Connaissant mon caractère têtu, mon mari n’a pas insisté. Il devait se dire que c’était une lubie, qu’après d’autres examens, je me rendrais compte de mon erreur, qu’il serait encore temps pour un avortement thérapeutique. C’est aussi ce que m’a proposé ma gynéco à mon quatrième mois de grossesse.
Claire, maintenant, c’est certain, le cerveau de votre bébé est touché, mais dans quelles proportions, je ne sais pas.” Loin de me décourager, ce pronostic me donnait encore plus envie de mettre au monde ma fille.(…)
Marion a trois ans aujourd’hui, et mon choix de la garder, je ne l’ai pas regretté une seule seconde, même si notre fille souffre bien de problèmes neurologiques… Elle ne parle pas très bien, elle a du mal à coordonner ses mouvements, comme si ses gestes ne répondaient pas à ce que lui commande son cerveau, et, du coup, elle casse beaucoup de choses. Mais que sont ces petits inconvénients par rapport à tout ce qu’elle nous a apporté ? A l’amour qu’elle nous donne ?
Charlotte et Louis ont pour leur petite sœur une véritable adoration, jouent avec elle, sont d’une patience formidable…Son comportement un peu bizarre ne les gêne pas du tout, au contraire : ils l’aiment encore plus parce qu’ils se sentent responsables. Grâce à eux, Marion fait beaucoup de progrès.
Quant à moi, c’est bien simple, Marion m’a transformée. Ce sont toutes mes valeurs qui ont été bouleversées. Avoir de l’argent, une position sociale, tout ce dont j’étais si fière ne compte plus. Je me moque que certaines de nos relations se soient détournées de nous parce que la présence de notre fille les gênait – l’une de mes ex-amies a même osé me dire qu’elle nous plaignait d’avoir une enfant handicapée !
Avec Marion, j’ai appris le sens des priorités. Un “Je t’aime, maman” prononcé maladroitement, un petit exercice qu’elle réussit après dix échecs, la voir jouer heureuse dans le jardin avec son frère ou sa sœur…voilà ce qui compte ! Je suis devenue quelqu’un de meilleur, de plus profond, et ça, c’est à Marion que je le dois … » 126
Annie :
Dans cette histoire, il y a le père, la mère (moi), et les trois enfants âgés de seize à vingt-deux ans. Celui du milieu est « notre bébé géant » : handicapé moteur et cérébral de naissance, Frédéric a la taille d’un adulte de vingt ans, mais le comportement d’un petit de six mois – il ne marche pas, il ne parle pas, il nous regarde et… comment résister à son sourire ? Depuis sa naissance, notre histoire a eu des hauts, des bas, c’est évident.
Le choix que nous revendiquons, ma tribu et moi-même, c’est que cette histoire ne soit pas triste. Des problèmes, il y en a, de l’énergie, il en faut, on le sait. Cela ne nous empêche pas de vivre, de rire, de nous en sortir, tous ensemble. Le grand frère et la petite sœur de Fred participent avec entrain à l’organisation quotidienne des gardes, le père sait calmer les esprits échauffés, la mère organise des fêtes mémorables dans la cour de l’immeuble… On s’amuse beaucoup, on se déguise, on chante… Ne faut-il pas vivre, et bien vivre, avec ce que la vie nous offre de bonheurs et de malheurs ?
Et quand le moral vient à flancher, nous regardons Frédéric : lui, que ça aille bien ou pas, de toutes façons, s’il a envie de s’éclater, il s’éclate ! Alors très vite, nous reprenons espoir. 101
Eva, adulte avec Infirmité motrice cérébrale :
« J’arrive devant ma mère, déjà hérissée d’appréhension. Avant de la voir, je sens déjà sa peine, sa torture. Je sais qu’à ma vue, sa souffrance va devenir intenable, qu’elle regrette déjà de m’avoir invitée, qu’elle cherche un moyen de fuir ou de boire, d’oublier. Et moi, je reste tétanisée. Son malheur me paralyse. Je voudrais trouver un moyen, un moyen rapide et indolore de lui confier qu’elle est en réalité bien plus malheureuse que moi. En grande partie parce qu’elle s’imagine que je le suis plus qu’elle, que ma vie est un cauchemar permanent, que je songe au suicide chaque matin. Comment lui expliquer que les handicapés ne passent pas leur temps à se lamenter sur leur handicap, qu’ils peuvent l’oublier complètement pendant des jours, des semaines, des mois, sauf à le rencontrer dans le regard des autres ? Vérité vérifiée auprès de nombre de mes congénères plus ou moins délabrés que moi. Surtout chez ceux qui sont nés comme ça » 112
Alexandra Kramoroff (tétraplégique de naissance. Docteur en biochimie, elle vit en couple) :
Je suis née avec une malformation de la moelle épinière survenue lors du développement fœtal. Par chance, les échographies de l’époque étaient de mauvaise qualité. Aucun diagnostic prénatal n’a donc pu être effectué. Aussi, je suis née quasiment tétraplégique.
Avec amour, bon sens et acharnement, ma mère m’a élevée et scolarisée en milieu ordinaire. Aujourd’hui, j’ai 28 ans. Je suis heureuse et épanouie. J’ai achevé des études d’ingénieur chimiste et prépare un doctorat de biochimie. Ma vie extrascolaire est pleine d’activités associatives et de rencontres entre amis. Certes, je me déplace en fauteuil électrique et mes gestes sont souvent lents et difficiles (…).
Choisir d’avoir un enfant, c’est toujours prendre un risque. Il peut être anorexique à 20 ans, se droguer à 17, avoir un accident de vélo à 12 ans, une leucémie à 7 ans, etc. (…) Pour moi, une malformation fœtale ou d’origine génétique est du même ressort. (…) Pour moi, tout n’est pas rose, mais le bilan est positif. (…) Chacun a le droit à sa chance et je suis heureuse d’avoir eu la mienne. 120
Louise, ingénieur chimiste, tétraplégique :
J’ai 29 ans, à l’époque l’échographie était balbutiante, ils n’ont pas détecté le problème. J’ai vraisemblablement manqué d’oxygène à la fin de la grossesse de ma mère, je souffre donc d’une espèce de tétraplégie, je bouge tout, mais infiniment peu. En tout cas, ils n’ont rien vu et si je rencontrais l’échographiste, je l’embrasserais.
Ma mère n’a eu aucun cas de conscience, quand je suis arrivée, je ne bougeais pas, mais j’étais là (…) elle a assumé et aujourd’hui personne n’aurait envie que je n’existe pas. Demandez à mon mari.
C’est vrai que ça a été dur pour elle : l’homme avec qui elle vivait ne voulait pas de moi, il voulait me placer dans un centre. Aucune école publique ne voulait de moi, ma mère a dû payer une école privée avec son seul salaire. (…)
J’ai trouvé du travail dès la fin de mes études. Ils ont aménagé certains locaux, les toilettes, et un monte-charge pour la cantine.
(…) Si j’attendais un enfant, (…), je crois que je préfèrerais faire le moins d’échographies possibles. Si on apprend qu’il est handicapé et qu’on décide de le garder, aux yeux de la société on en devient responsable. Je regrette ce regard culpabilisateur, ce manque de solidarité. » 180
Hirotada Ototake, journaliste sportif, sans bras ni jambes :
(auteur de « Personne n’est parfait » – Presses de la renaissance-) : Ototake est né il y a 24 ans, sans bras ni jambes. Son infirmité s’appelle « tétra-amélie congénitale », et personne n’en connaît la cause. « Pour une raison qui m’échappe, je suis arrivé sous les traits d’un individu d’exception dont l’apparence est plus que saisissante », écrit-il au début de son livre.
« J’ai eu envie d’écrire ce livre parce qu’au Japon les gens sont persuadés que les personnes qui ont un handicap sont malheureuses. Ce n’est pas vrai ! Je veux leur dire que j’ai une vie très sympa. L’amour de mes parents m’a poussé à me battre.181
Alexandre Jollien (IMC & Philosophe) :
Je suis handicapé. Démarche chaloupée, voix hésitante ; jusque dans mes gestes les plus infimes, mouvements abrupts de chef d’orchestre drôle et sans rythme : voilà le portrait de l’infirme. (…) De bonnes heures, l’existence s’est donc annoncé comme un combat. (…) Les êtres organiques sont contraints, pour survivre, de combattre sans cesse contre leur état. (…) On peut fort bien se résigner pour un doigt coupé, un cheveu sur la langue, des oreilles décollées, même pour un pied plat… Mais pour certains qui baissant la garde se condamnent à une existence en marge, voire à la mort. Il est périlleux de se laisser aller. 182